Note d’intention

Flash-back : le lundi 18 octobre 2010, Antoine Rufenacht, 71 ans, maire de la grande ville portuaire du Havre depuis 1995, réélu en 2008, annonce sa démission et demande au conseil municipal de désigner à sa place son jeune adjoint à l’urbanisme, 40 ans dans quelques jours, Edouard Philippe.

C’est une surprise pour tout le monde sauf pour les principaux intéressés et leur proche entourage. Et sauf pour moi. La veille, dans une maison de campagne, j’avais filmé Edouard Philippe, entouré d’une dizaine de conseillers parisiens et havrais, mettant en place, déjà, sa stratégie de maire pour les mois suivants. Avec une question au cœur de leur réflexion : comment se faire très vite connaître pour avoir une chance, en 2014, de garder la ville à droite.

Car Le Havre est une anomalie politique : c’est une grande ville de gauche avec un maire de droite. Aux élections nationales, les candidats de gauche y obtiennent généralement entre 55 et 60% des voix. François Hollande y a remporté 58,63% des suffrages en mai 2012, et Ségolène Royal y avait devancé Nicolas Sarkozy en 2007. Jusqu’en 1995, la ville était un fief du PC et il avait fallu des circonstances exceptionnelles – une usure de l’équipe au pouvoir, un contexte national favorable, et surtout, l’aboutissement de plus de 20 années d’opposition locale – pour qu’Antoine Rufenacht ne l’emporte. Une fois en place, sa forte notoriété, son habilité, son apparente bonhomie, et le légitimisme traditionnel des électeurs (sans oublier les divisions chroniques de la gauche, le PS grignotant peu à peu le PC) lui avaient permis de se faire réélire en 2001 et 2008. Mais comment transmettre ce très fragile flambeau ?

Démissionner en plein mandat, désigner un successeur : cette technique a souvent servi au Parti Communiste, avec, d’ailleurs, plus ou moins de succès. A droite, c’est inédit. Est-ce que ça va marcher ? Est-ce que l’on peut ainsi transmettre une ville comme on transmet un héritage ? Est-ce que les électeurs havrais, majoritairement à gauche, vont élire à nouveau un maire UMP ?

C’est l’enjeu, qui va, pour Edouard Philippe, au-delà de la question d’avoir réussi, ou pas, à « garder » la ville à droite. Pour lui, c’est un enjeu personnel.

Cette campagne, c’est un peu la mère de toutes ses batailles à venir.

Car l’homme est ambitieux, très ambitieux, et il s’en cache de moins en moins. Moins connu aujourd’hui que les quadras de l’UMP comme Le Maire, NKM, Wauquiez ou Baroin, il a bien l’intention de rejoindre cette cohorte des futurs ministrables et, même, présidentiables.
Bien que jeune, il fait de la politique à l’ancienne : se constituer un fief électoral, gagner une bataille difficile, voilà ce qui vous donne la légitimité nécessaire pour aller jouer dans la cour des grands.

Cet enjeu-là est un enjeu caché. Dans ce film, il ne fera qu’affleurer. C’est l’objet d’un travail au très long court, « Edouard, mon pote de droite » (voir plus bas)

Mais avant tout cela, il ne lui faut pas, surtout pas, perdre cette élection municipale de 2014.

Edouard Philippe va donc mener campagne, faire des choix : donner des gages à la gauche ou, au contraire, mobiliser son camp en clivant les oppositions ? Quelles stratégies adopter dans une situation aussi particulière ? Quelle attitude face au Front National, dont le score est peut-être la clé de l’élection ? Doit-il cultiver son image de jeune homme brillant et ambitieux en route vers une grande carrière parisienne, ou en rajouter sur ses origines locales et son attachement indéfectible à la ville ? Va-t-il devoir durcir son attitude, donner des gages de sérieux, lui qui n’hésite pas à manier l’humour et l’ironie, au point d’en apparaître souvent arrogant et un poil dilettante ?

Pour répondre à ses questions, il s’agira de filmer, pendant plusieurs semaines, dans les coulisses, au plus près de sa stratégie, au milieu de ses conseillers. C’est donc un film en immersion et en action.

Mais il s’agira aussi de s’arrêter. De profiter de moments d’intimité pour comprendre, ensemble, ce qui est en jeu, ce que signifie la mise en place d’une telle machine à prendre le pouvoir, et pourquoi.

Cet accès privilégié, au cœur de la machine, est possible, car je le connais bien.

J’ai rencontré Edouard Philippe en 1988.

Je le filme depuis 2004.

Laurent Cibien

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