Intentions

Une porte ouverte aux imaginaires
Au commencement, il y a eu la rencontre avec ces carnets, lors de l’achat, par Isabelle Berteletti, d’une petite maison à Montreuil, après le décès de son propriétaire. Un homme solitaire, renfermé, misanthrope, inquiétant même. Grâce à un voisin, animé par le désir d’avertir d’éventuels proches de la mort du vieil homme, ces quelques agendas ont miraculeusement échappé au chaos du Monde et de l’histoire, à l’oubli définitif au fond d’une poubelle.
Nous les avons récupérés, lus et relus, nous nous sommes appropriés ces mots, cette histoire d’un inconnu. Est-ce une œuvre d’art ? En soi, sans doute, comme on parle d’art brut. Mais aussi par notre désir d’en faire une œuvre. Par notre envie d’un dialogue entre un réalisateur et une musicienne à partir de cet objet.
Un désir né immédiatement de la lecture, de cette plongée dans cette
vie (en apparence) si banale et si terne.
Qu’est-ce qui a résonné en nous ?
Quelles cordes les plus intimes ces « documents dérisoires » ont-ils fait vibrer ? Cela a à voir avec la vie, sa fragilité, sa futilité même. Parce que ce n’est pas un témoignage ou une analyse d’une époque, ni un journal « intime », au sens où Monsieur M y raconterait des tourments inavoués, parce que c’est un descriptif sans affect d’une vie quotidienne constituée d’une succession de micro-évènements, ces carnets nous ouvrent à l’universel : la vie humaine, simplement, avec ses temps forts et ses temps faibles, ses pulsations et ses absences.

C’est une porte grande ouverte pour l’imaginaire, le nôtre, mais aussi
celui de tout spectateur. Nous voulons préserver ce sentiment fragile, ce moment unique que nous avons ressenti en lisant pour la première fois ces carnets, afin que chacun puisse se faire son film : Monsieur M peut faire peur ou faire rire, toucher ou angoisser. Il était peut-être fou, ou peut-être d’une extrême normalité.

Un homme gris, un homme sans qualité ou un dangereux pervers ?
Les frontières se dissolvent, Monsieur M est peut-être un peu de chacun de nous, un extrême possible. C’est pour cela que Monsieur
M n’a pas de nom ni de corps, que la vraie vie de Monsieur M n’est pas l’objet du film – juste une piste parmi d’autres…
Parmi la dizaine d’agendas conservés, nous avons choisi celui de l’année 1968. Parce que c’est une année qui, pour chacun de nous, a une signification différente, une année qui ouvre en elle-même l’imaginaire, une base commune pour un rêve différent – merveilleuse libération pour les uns, dangereuse anarchie pour d’autres…

Monsieur M fait 68. Comme il a fait 67, comme il fera 69, 70 etc…
Il nous renvoie à une question universelle : comment peut-on passer à côté d’un événement. Mais il nous interroge aussi : c’est quoi un événement ? Qu’est-ce qui compte le plus : la manifestation des étudiants ou le rendez-vous de Mère pour une extraction d’une dent ? L’assassinat de Robert Kennedy ou le fait d’emporter pour la première fois « la petite serviette en plastique noir que Père a achetée à Toulon en 1962 qui est plus légère et moins encombrante que celle en cuir » ?

La rencontre de Monsieur M et de 1968 construit un dialogue, une dialectique entre ordre et désordre. Désordre du Monde – manifestations, grèves – ordre du carnet – colonnes des comptes, relevé des rues, mots soulignés en rouge ou en bleu – retour à l’ordre – De Gaulle à la télé et chars russes à Prague – désordre mental – Monsieur M est-il fou ? Cette question de l’ordre et du désordre est aussi bien psychanalytique que politique, scientifique que poétique, et bien sûr, musicale et cinématographique : le montage est-il une mise en ordre ? ou une organisation du désordre ?

« Monsieur M (1968) » est un essai documentaire dans lequel nous mettons en jeu notre perception du réel – et non le réel lui-même (ce n’est pas un film sociologique ou historique ou une enquête policière sur cet homme). C’est notre représentation du Monde d’aujourd’hui : quand nous filmons les rues de Montreuil ou l’Institut Géographique National, c’est à notre époque, et non en 68. Nous filmons donc la modernité, et à travers le film, construit par le temps chronologique de l’agenda, du 1er janvier au 31 décembre, c’est aussi un passage d’hier à aujourd’hui, d’une période (avant mai 68) qui apparaît immuable à la multiplication des messages, des discours, des sens, des objets techniques de notre époque.
C’est donc notre propre parcours dans l’année 1968 de Monsieur M qui nous conduit à porter un regard sur notre société d’aujourd’hui. Un regard ni nostalgique, ni positiviste, qui vise à distinguer, dans le désordre ambiant, les invariants d’un ordre implacable.
Au delà du rire, de l’étonnement ou de l’angoisse, que provoquent, souvent, ces simples mots d’un homme au premier abord ordinaire vivant une vie sans relief, nous voulons raconter une histoire universelle, celle d’une vie simplement humaine. Cela passe par une recherche d’une écriture singulière, utilisant des sources très différentes d’images, des paroles variées et un travail aigu d’invention musicale et sonore, à base de captations et de créations, de références, d’accumulations et de silences.

Isabelle Berteletti et Laurent Cibien

1 2 3