ENTRETIEN AVEC LAURENT CIBIEN recueilli par Salomé Dionisi

« Il me fait confiance, je fais mon boulot, il fait le sien »

Vous filmez Edouard Philippe depuis 15 ans maintenant. Pouvez-vous nous expliquer le dispositif et les conditions pour le suivre ainsi ?

C’est en effet un projet que j’ai initié il y a 15 ans. A partir de 2003, lorsque j’ai retrouvé Edouard Philippe, et jusqu’en 2013, je le filmais de temps en temps, seul et sans trop savoir ce que j’allais faire de ces images. Ce qui m’intéressait, c’était de comprendre comment il construisait sa carrière politique. Cette longue phase a sans doute permis de trouver le ton du film : c’est une discussion entre deux potes, mais avec une caméra. Même avant qu’il soit nommé Premier ministre, je voyais très rarement Edouard en dehors de ces moments où je le filmais. Durant toute cette période, personne ne le connaissait : c’était un apparatchik de l’UMP, puis un adjoint au maire du Havre. Après son élection à la mairie en mars 2014, j’ai continué avec le même dispositif, puisque c’est une série. Sur le deuxième épisode, j’ai dû tourner une cinquantaine de jours entre 2014 et 2017, ce qui est quand même beaucoup. Certaines périodes étaient plus denses et je filmais presque tous les jours, et parfois nous étions plusieurs semaines sans nous voir.

Le « deal » est toujours le même : Edouard me laisse le filmer dans ses activités politiques, mais si d’autres personnes n’ont pas envie d’apparaitre à l’écran, je coupe la caméra. Assez rapidement, je n’ai plus pu aller dans les réunions auxquelles Juppé participait parce qu’il n’avait pas très envie d’avoir une caméra dans les moments de concertation avec son équipe. Certains journalistes ont également refusé que je filme leurs discussions en « off » avec Edouard, à l’occasion de déjeuners de presse par exemple, mais pas mal ont accepté, ce qui m’a agréablement surpris. A aucun moment Edouard ne m’a demandé à voir les images. Je lui montre le film terminé, avant tout le monde, comme je le montrerais à n’importe quelle personne qui accepte de faire l’objet d’un portrait pendant 90 minutes, mais il n’y a aucune forme de censure de sa part. Il me fait confiance, je fais mon boulot, il fait le sien et tout se passe très bien comme ça.

« Les primaires sont le décor. C’est un film sur Edouard, dans ce contexte là. »

Vous travaillez donc de manière très libre sur ce projet ?
Oui, et j’ai d’ailleurs beaucoup de chance, parce que le projet bénéficie d’une très grande liberté à tous les niveaux. Je n’ai été soumis à aucune exigence, ni de la part de Christian Pfohl (mon producteur, de la société Lardux Films), ni de la part du diffuseur.

A l’origine, France 3 avait aimé et acheté le premier épisode, que nous avions produit avec le soutien d’une chaine locale de région parisienne TVM Est Parisien. Ils avaient donc apprécié le film et le personnage. Pour le deuxième épisode, Emmanuel Migeot, le responsable des documentaires de France 3, craignait, et c’était parfaitement compréhensible, que la primaire de la droite et du centre n’intéresse plus grand monde un an et demi plus tard, et nous avions donc convenu d’un format court de 52 minutes.

Cependant, après une longue phase de montage, avec Claude Clorennec, le chef-monteur, nous leur avons quand même présenté une version de 90 minutes qui nous semblait plus cohérente. Je trouve qu’une chaîne de télévision qui se déplace pour voir un film qui ne fait pas le format convenu, et qui va, en plus de ça, décider de le diffuser tel quel parce que le film leur plait, c’est suffisamment rare pour être souligné. Je sais aussi qu’ils ont changé d’avis parce que finalement, ce film ne raconte pas l’histoire des primaires. Les primaires sont le décor. C’est un film sur Edouard, dans ce contexte là.

Alain Juppé et les autres candidats n’ont pas une place importante dans le film ?
Non, on ne les voit presque pas. Nous nous sommes très vite rendu compte au montage que les petites histoires des primaires, les querelles, les petites phrases de campagnes n’allaient pas résister au temps. Ce qui était important, c’était les réactions d’Edouard, son parcours. Je pense que ce sont ces éléments qui font qu’on peut regarder le film sans se dire : « les primaires, on s’en fout ! ».

« … d’une certaine façon on peut voir le film comme l’accession d’Edouard au premier plan politique ;”

Vous parlez de portrait, ou de film visant à montrer des choix de carrière politique. Est-ce que ce film montre l’accession d’Edouard Philippe à Matignon, en tant que premier ministre d’Emmanuel Macron ?
En creux probablement oui, mais ce n’était pas le sujet du film. Lorsqu’il est élu maire du Havre, Edouard, bien que député, n’est pas très connu au niveau national. Quelques mois après, Juppé se déclare candidat à la primaire et fait d’Edouard son porte-parole. Je trouve que c’est une situation prometteuse pour l’épisode 2 : il est au service de quelqu’un d’autre, d’un “patron”. Mon interrogation principale, et donc le thème du film était : que veut vraiment dire « porter la parole » ? C’est à la fois l’idée de « porter », c’est physique, quelque chose de lourd et puis évidemment c’est une réflexion sur le langage : allait-il garder sa liberté de ton et d’expression, ou succomber à la langue de bois ?.

Je me suis beaucoup intéressé à son rapport avec les journalistes, ce qui est le rôle principal du porte-parole : les discussions, les émissions, les déjeuners de presse. Je ne savais évidemment pas comment la campagne allait se terminer, et certainement pas qu’il allait finir Premier ministre d’Emmanuel Macron. C’était un scénario impossible à imaginer : si j’avais écrit une fiction, personne n’y aurait cru. Le film raconte donc comment il change, comment il prend un peu plus d’assurance, comment il maitrise de plus en plus les codes, le langage, ses idées, et comment il prend de plus en plus la lumière. Ce n’est probablement pas parce qu’il était porte-parole de Alain Juppé que Emmanuel Macron l’a nommé premier ministre, mais il est fort possible que la notoriété qu’il a acquise à ce moment là a joué dans le choix de l’actuel président. Donc oui, je pense que d’une certaine façon on peut voir le film comme l’accession d’Edouard au premier plan politique, et donc aux responsabilités aujourd’hui.

« … je fais des films d’histoire, mais d’histoire immédiate… »

Cependant, quand vous avez réalisé le montage, vous aviez connaissance de ces nouveaux éléments. Ont-ils influencé la façon dont vous avez monté le film ? Comment avez-vous réfléchi à la construction du récit une fois l’élection passée ?
Il est certain que ce projet prend des chemins inattendus. Avec Claude, nous avons évidemment pris en compte le fait qu’Edouard est devenu premier ministre pour construire la narration. Nous sommes obligés de nous mettre dans la position du spectateur qui, lui, sait ce qu’il s’est passé. Nous avions d’ailleurs entamé une première phase de montage avant les élections présidentielles, en janvier-février 2017. Nous avons finalement reporté ce travail lorsque les affaires de François Fillon sont venues bouleverser la campagne, et que nous nous sommes rendus compte que chaque image pouvait prendre des sens différents en fonction de la manière dont les choses allaient évoluer. Evidemment, la nomination d’Edouard à Matignon a été un coup de tonnerre invraisemblable pour le film (et pas que !). En reprenant le montage quelques mois après, la situation était claire, et le pacte avec le spectateur aussi : « le gars dont on va vous parler est actuellement premier ministre, mais ce n’est pas ce que le film va vous raconter (mais un peu quand même… ) ».

Ce qui rend cet exercice assez inédit, et d’un point de vue de réalisateur absolument passionnant, c’est que d’une certaine façon, je fais des films d’histoire, mais d’histoire immédiate. C’est, d’une certaine façon, un film (déjà) d’Histoire parce que je suis les activités d’un homme politique sur une période en essayant de voir ce qu’il se passe dans sa carrière pour qu’il en arrive là ; mais l’archive qui me permet cela, je la fabrique moi-même !

« …il y a toujours ce côté vertigineux d’une série, d’un film qui se poursuit indéfiniment… »

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