Justement, le fait que ce projet soit une série influe-t-il sur ce processus de création d’archives ?
Le fait que ce projet soit, en plus, une série implique que je tourne des séquences qui deviennent potentiellement des éléments d’archive pour le prochain film. Il y a une sorte de dialectique entre le réel et le film, le présent et le passé, qui donne l’impression que l’histoire n’est jamais terminée. Aujourd’hui, le film sort sur la primaire et Edouard est premier ministre, mais l’histoire n’est pas terminée puisque je continue à le filmer, que l’épisode suivant est en cours, et que du coup, peut-être que la vision de celui-là va jouer un rôle dans le film suivant…

Nous nous sommes donc lancés sur le projet d’un troisième épisode, « aux manettes ». Il tournera autour de l’exercice du pouvoir, et non plus de sa conquête. Nous avons des discussions (filmées bien sur) à intervalles plus ou moins réguliers, Edouard essaye de me raconter comment les choses se passent de l’intérieur, si possible avec le même ton. Bien sûr, il me raconte ce qu’il a envie de me raconter. Je ne m’intéresse pas aux polémiques qui font le miel de l’actualité politique, je travaille sur le temps long.

Il y a toujours ce côté vertigineux d’une série, d’un film qui se poursuit indéfiniment ; et l’idée de la série, c’est quelque chose de très amusant à travailler, et qui a été fortement inspirée par Barbara Levendangeur. Elle était, avec Christian Pfohl, la première productrice de notre film précédent. Lorsque je lui ai parlé de mes premières images d’Edouard, elle m’a fait découvrir des séries américaines comme The Wire. Elle m’avait soufflé l’idée d’un feuilleton ou une série sur Edouard. Malheureusement elle est décédée avant que le premier épisode ne soit terminé, mais je crois vraiment qu’elle m’a amené dans une direction passionnante, sans que nous ne réalisions à quel point.

Notre technique de montage elle-même est particulière d’ailleurs. Avec Claude, nous travaillons un peu comme si on taillait un diamant : lors du montage, nous passons énormément de temps à retirer des séquences, comme pour enlever des facettes d’une pierre, les unes après les autres, jusqu’à donner forme au diamant. Quelqu’un d’autre le taillerait très probablement autrement. Et le diamant est unique, tout comme le film l’est. Il y a plein de films possible dans un seul film, parce qu’on fait des choix de séquences et qu’on enlève énormément de matière. C’est vraiment l’impression que j’ai avec cette série, et encore plus spécifiquement sur ce deuxième épisode. Parce que nous avons monté ce film maintenant, alors qu’Edouard est Premier ministre, le résultat n’est probablement pas le même que s’il ne l’était pas… Donc vous pouvez le constater, ce film n’est pas du tout construit sur le papier : il prend forme sur l’écran, au fur et à mesure.

« … mon outil c’est le cinéma … »

En filmant Edouard Philippe aussi régulièrement et en étant si proches tous les deux, vous n’avez pas peur de faire de cette série un objet de communication pour lui ?
Je crois que ce n’est pas mon problème. Moi je ne fais pas de communication, j’essaye d’avoir un point de vue d’auteur, un regard sur qui il est, en assumant un certain nombre de choses clairement énoncées dès le début : c’est un pote et je l’aime bien pour plein d’aspects, mais je ne suis pas d’accord avec lui politiquement. En même temps, je ne suis pas du tout un éditorialiste ou un élu : je ne me mets pas à son niveau pour avoir une discussion politique. Je sais où est ma place, mon outil c’est le cinéma, ce ne sont pas les dossiers ou l’idéologie.
Après, si lui s’en sert comme outil de communication ou pense que ça peut le servir, ce n’est pas mon problème au fond. Ce n’est pas l’objet du film, et je pense qu’il n’est pas réductible à ça. J’essaye de laisser au spectateur une grande marge d’appréciation. Je ne pense pas qu’il n’y ait qu’une seule lecture possible à ce film. Je crois qu’il est polysémique, selon l’endroit et la façon dont on le regarde, ses présupposés etc. A mon avis, des gens qui n’aiment pas Edouard vont, par principe, le voir autrement que des gens qui l’aiment bien, et peut-être aussi que des gens vont changer d’avis dans un sens ou dans un autre…
C’est vraiment le travail du spectateur ; moi j’ai fait celui du réalisateur.

Vous parlez d’une relation d’amitié et à la fois d’un désaccord politique. Dans ce film, vous le regardez plutôt avec l’oeil du réalisateur, de l’ami, ou du citoyen de gauche ? Quel place prend cette relation dans le film ?
Dans ce film, il y a vraiment une évolution par rapport au premier épisode. Pendant les municipales, j’étais très en observation : nous étions sur une élection locale, peu idéologique… Forcément dans ce deuxième épisode, il est porte-parole d’un candidat de droite et propose des solutions avec lesquelles je peux avoir des désaccords profonds. Cette situation a donc plus permis de mettre en avant des formes de conflit. On ne se fout pas sur la gueule évidemment, mais on se dispute : je le cherche, j’essaye de faire apparaitre des contradictions, des impasses, des aveuglements… Et on sent probablement plus dans ce film cette forme d’opposition politique qu’il y a entre nous, mais toujours en restant à ma place. Je suis derrière ma caméra, j’ai des convictions et j’interroge mon pote qui a des convictions aussi, et qui sont non seulement opposées, mais qui sont en plus devenues son métier : il maîtrise les dossiers, il est formé pour ça et il y travaille toute la journée. J’essaye de le faire apparaitre autrement, et notamment sa personnalité, à travers le cadrage, le montage et les divers outils de cinéma.

« … quand j’ai commencé à filmer Edouard, il y avait à la fois sa singularité en tant qu’individu, mais aussi la dimension archétypale du personnage… »

Il semble que le premier film visait plutôt à montrer le système politique actuel à travers la personnalité d’un homme. Aujourd’hui on voit que le récit se resserre plus sur la personnalité d’Edouard Philippe compte tenu de ses responsabilités. Avez-vous l’impression que l’évolution va suivre son cours pour le troisième épisode ?
Je ne peux jamais vraiment prévoir comment va évoluer la série, et encore moins l’épisode 3. Après, je dis souvent que, sans en avoir la formation, je me sens parfois comme un anthropologue qui observerait le chef de la tribu ; sauf que cette tribu c’est la mienne. La question que je me pose en faisant le film est la suivante : comment une tribu fonctionne t-elle ? D’une certaine façon, quand j’ai commencé à filmer Edouard, il y avait à la fois sa singularité en tant qu’individu, mais aussi la dimension archétypale du personnage : sa formation, ses réseaux, son parcours… Tout ça avait quelque chose d’assez typique et de contemporain.

Vous trouvez qu’il est représentatif de quelque chose ?
Ah oui ! Singulier aussi évidemment, sinon ils deviendraient tous Premier ministre ; mais à travers ce portrait je pense qu’il y a cette dimension représentative. Et je dirais même que j’ai été incroyablement servi par cette élection présidentielle parce que, quand j’ai commencé à le filmer il y a 15 ans, je ne réalisais pas à quel point il était au centre de gravité de cette évolution politique en France. S’il est là où il est, c’est aussi parce qu’il est typique de cette classe politique contemporaine à « l’ère Macron ». Et je trouve que c’est assez fantastique de pouvoir documenter ça. Donc je pense continuer à travers cette série à faire un portrait, mais un portrait qui aspire à nous raconter l’organisation politique dans laquelle on vit.

Propos recueillis par Salome Dionisi

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