Intentions

Il y a quelques mois, en me promenant dans les rues du Havre, je me suis souvenu y être venue une première fois, lorsque j’avais 5 ou 6 ans. J’avais alors découvert une grande Ville, le Progrès et la Modernité ; cela se passait au milieu des 30 Glorieuses et le Havre en arborait le visage prometteur.

Aujourd’hui, les rues reconstruites du centre de la ville, sont un décor pratiquement inchangé des années 60. C’est probablement ce cadre d’une autre époque qui a fait ressurgir ce souvenir.

Je n’ai jamais fait que passer au Havre ; jusqu’à la préparation de ce projet, je n’y avais même jamais dormi. C’est donc une ville où je n’ai aucun lien, pas de famille, pas d’amis, pas d’obligations professionnelles.
Ce qui me lie à cette ville est d’un autre ordre, qui tient de la fascination.

Je cherche à explorer ce lien qui m’attache au Havre.
Pourquoi cette ville m’attire-t-elle autant ?

Comment qualifier Le Havre : ville nouvelle, ville reconstruite, nouvelle ville et pourquoi pas ville idéale ?

Le Havre d’aujourd’hui a le visage et l’âge des villes qu’on nomme nouvelles ; mais contrairement à une ville comme Sarcelles, (dont l’urbanisme depuis 1955 doit beaucoup au Havre) elle a un passé, une histoire (qui remonte à François 1er) qui s’est tramée au fil du temps.

Depuis 1947, le niveau de la ville a changé. Je ne parle pas de la hauteur des immeubles. Je parle de la hauteur du sol par rapport à la mer. Il est surélevé d’un mètre. Un mètre multiplié par 150 hectares : dans ce volume impressionnant, se trouvent tous les gravats, les déchets, les ossements qui n’ont pas été évacués et qui forment les soubassements de la ville reconstruite. Malgré la mer, sous les pavés, au Havre il n’y a pas la plage, il y a sa mémoire.
Même si c’est invisible, la ville contient toute son histoire ; on peut même dire, la ville est rebâtie sur son histoire. J’hésite ici entre deux termes, fondements ou fondations ? Les deux mots sont au Havre intimement mêlés. Intimement, parce qu’l y a des corps mélangés à la terre et à la pierre. C’est le mortier de la ville reconstruite.

Ma fascination d’enfant qui découvrait une ville moderne, s’est déplacée. Dans un premier élan, je dirai vers le béton, qui est aujourd’hui la matière de la ville, vers cette architecture moderne, élancée et raisonnée.
Mais les questions affluent rapidement.
Au delà de cette fascination, j’ai envie de comprendre.
Comment reconstruire quand tout est perdu ?

A quoi pense l’architecte devant un champ de ruines ?
Qu’est ce qu’une ville « idéale » ?
Cette modernité imposée, qu’est elle devenue ?
Que signifiait « chez moi » quand on était havrais dans les années 5O ?

Je me fixe la limite de ne jamais tomber dans la nostalgie.
Le film ira de questionnements en questionnements, les uns amenant les autres.

Ce questionnement sera mis en dissonance avec des images de la ville, son architecture, ses traces. J’emploie le terme dissonance car je veux montrer une ville apaisée où les habitants vont et viennent dans les rues, les parcs, les commerces, des images de la vie courante, des images évoquant l’innocence.
L’horreur de la destruction totale, du « jamais plus », sera signifiée par ce décalage et par une photo de destruction, seule et unique, vue de façon fragmentaire tout au long du film et dans son intégralité à la fin.

Françoise Poulin-Jacob

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