Vous pensez toujours très en amont à ceux qui prêteront la voix à nos personnages ?

Pas forcément. Ça dépend vraiment des personnages. On reste dans l’idée d’une liberté de choix totale que j’évoquais plus tôt. Et on s’autorise à revenir sur nos idées initiales et même à s’apercevoir qu’on s’est trompé de casting une fois l’enregistrement fait. Ça nous est arrivé plusieurs fois mais maintenant on sait qu’il ne faut pas garder une voix qui ne nous convient pas. C’est le film qui l’impose et il faut savoir écouter le film. Ainsi pour le chien Picasso, on a eu très envie de faire appel à Philippe Katerine. Il a accepté notre proposition mais une fois l’enregistrement terminé, on s’est rendu compte que Picasso n’existait pas. On n’entendait que Philippe Katerine et donc on ne voyait que lui et pas le personnage. Ça n’a évidemment rien à voir avec son talent mais on a compris qu’on avait fait une erreur et qu’il allait falloir tout réenregistrer avec quelqu’un d’autre. Et très vite, on a trouvé Olivier Saladin. Il est bien plus facile de passer à autre chose quand on a vu que la première idée n’était pas la bonne. Ça a été pareil pour Amabilé, l’assistante du magicien. Tout ça pour dire qu’on remet en question à chaque étape nos idées ou nos intuitions. Pour le personnage de l’ogre auquel François Morel a prêté sa voix, on voulait absolument qu’il ait un accent et on était parti sur l’accent portugais. Mais à l’enregistrement, François nous l’a fait avec l’accent belge avec lequel il se sentait plus à l’aise, on a tout de suite essayé et c’était évidemment ça qu’il fallait. On a beau avoir une idée assez fine de ce qu’on veut, on est à l’affût de tout ce qui se passe autour de nous car on peut – et on se doit – de prendre au vol quelque chose d’imprévu dont on est pourtant furieusement à la recherche. Tout à coup ça fait contact.

On a le sentiment que dans votre processus de création, l’enregistrement des voix des personnages constitue un passage très important…

Essentiel même ! Car ce n’est qu’une fois les voix enregistrées que débute tout le travail d’animation à proprement parler. En amont, avec Anne- Laure, on fait le story-board et l’animatic nous-mêmes. Pour ça, on joue tous les personnages pour entendre si les dialogues fonctionnent. Un moment très désagréable pour nous car nous sommes tout sauf acteurs et c’est une calamité ! Une fois cette étape terminée, on obtient le film dans sa durée, y compris son montage. Mais à chaque étape, on réinterroge et on affine. Le scénario, les dialogues qui sont très écrits doivent être sublimés par l’incarnation des personnages et donc par l’interprétation des comédiens. C’est merveilleux quand cette rencontre qui devient réalité se juxtapose parfaitement avec l’idée qu’on en avait. C’est à dire qu’il n’y a aucune dévaluation, aucune déperdition tolérée, au contraire c’est comme un rêve qui se concrétise ! L’enregistrement se fait comédien par comédien, sans qu’ils voient la moindre image pour qu’ils projettent leur personnage plus loin que tout ce qu’on a imaginé. Or, pour que cette incarnation se déploie complètement, on est persuadé qu’ils doivent être seul. On ne leur donne même pas la réplique. D’ailleurs on est nul ! Chacun dit son texte en boucle et nous on rebondit sur ce qu’ils jouent, sur ce qu’ils improvisent. Et une fois tous les enregistrements terminés, on reprend notre montage pour prolonger tel ou tel plan de plusieurs secondes en fonction de ce que le comédien nous a proposé et de ce qu’on a aimé. On monte nos images seuls à partir du story-board mais par contre on a travaillé plusieurs semaines avec un monteur son et même à un moment, on a totalement abandonné l’image pour se concentrer uniquement sur le rythme des dialogues, des musiques, des ambiances, des vides. Et ce n’est qu’une fois tout cela en place que le film part à l’animation à proprement parler.

Parmi ces personnages, comment est née l’idée de cette paire de jambes, conséquence d’un tour raté du personnage du magicien ?

De deux précédents courts métrages qu’on a fait. Un en prise de vue réelle, le premier film qu’on ait fait en 1999 et un en dessin animé. Ce fantastique-là nous plaît et puis celui de La Belle et la Bête de Cocteau qu’on cite même ouvertement puisqu’on s’est servi de sa musique originale. On avait envie de cette magie, de la magie des contes. Sacralisée par la musique et l’esthétique onirique des illustrations anciennes des livres de contes et de fables. Et on l’a recréée avec un objet rare : un écran d’épingles. Il en existe trois ou quatre dans le monde. Celui dont on s’est servi a 400 000 épingles sur lesquelles on appuie plus ou moins pour créer des différences d’ombres et de lumières et créer ainsi le mouvement en prenant à chaque fois une photo. Le CNC en possède deux dont un de 1937 qui était inutilisé depuis, parce que considéré comme pas malléable pour l’animation. Ça tombait bien, car le rendu de celui-ci, avec ses lignes horizontales de gravure, nous convenait parfaitement bien. Mieux que l’autre qui de toute façon était déjà réservé. Très peu de gens ont le droit de travailler dessus pour ne pas les abîmer. On a fait appel à une réalisatrice homologuée mais qui ne s’était jamais servi de celui-ci bien sûr. Et pour nous, convoquer cet objet endormi depuis 70 ans et lui faire produire ses premières images animées constitue notre hommage à La Belle et la Bête et même à La Belle au Bois dormant même si personne ne peut s’en douter !

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